Le Katasarbacana
" Tirer avec la technique améliore le tir, mais tirer avec l'esprit améliore l'homme." (Esprit du Kyudo... esprit du Sarbacana)
«... C'est de ce milieu où se produit la véritable respiration que naîtront les mouvements de vos membres et, au lieu d'exécuter la cérémonie comme une chose apprise par coeur, la cérémonie se déroulera comme si vous la créiez selon l'inspiration du moment, afin que danseur et danse ne fassent plus qu'un. Si vous procédez à la cérémonie comme à une danse rituelle, votre alacrité spirituelle atteindra son maximum.»
E. Herrigel ("Le Zen dans l'Art chevaleresque du tir à l'arc")
«Si vous tenez votre bâton ou votre sabre légèrement, avec le mental vide, vous êtes plein immédiatement d'une énergie interne, et votre "technique" éclate d'une manière si impersonnelle, qu'elle vous donnera l'impression de ne rien faire, tant est si rapide le geste de l'instant.»
Morihei Uyeshiba, fondateur de l'Aïkido.
Dans le même temps où nos gestes se déplacent très lentement dans l'espace extérieur pour servir la sarbacane, ces même gestes se déplacent dans les espaces internes pour servir la conscience.
Nous utilisons les enchaînements gestuels de manipulation de la flèche et de la sarbacane comme tremplin pour assouplir la perception que nous avons de notre schéma existentiel, et ouvrir notre vacuité.
C'est un processus codifié avec précision, mais il ne s'agit nullement de formalisme. En effet la forme de chacun des gestes de cet enchaînement, offre une dynamique transparadoxale spécifique, qui utilisée comme "starter" et "tremplin" permet des déplacements dans les profondeurs de l'attention de la concentration et de la méditation.
De chacun de ces gestes émane un parfum de conscience particulier. Mais, comme nous avons pu le voir en traçant des cercles, au chapitre "Les niveaux d’attention", le secret n'est pas dans la forme du geste mais surtout dans le déplacement interne qu'il produit, la qualité d'attention qu'il induit par la façon dont il est habité.
Il faut savoir que j'entends aussi par "gestes" des déplacements du psychisme induits par des postures immobiles, attitudes qui pourtant permettent à l'esprit de se déplacer dans ses modes d'attention(s).
Pour exemple, suivent les descriptions de trois paliers spécifiques au katasarbacana.
Flux-structures
Lors de cette phase du kata, le mouvement horizontal des avant-bras venant en légère pression l'un vers l'autre engendre dans les petits doigts et les pouces une dynamique verticale qui s'échappe vers le bas et vers le haut tout à la fois.
Le pratiquant ressent la transmutation de son impulsion horizontale en jaillissement verticalisé. Ceci lui procure un ancrage, une assiette vraiment très particulière.
Tout comme dans la page "Comme un parfum" où notre main nous proposet deux informations antagonistes, deux "Chi" contraires ; ici pareillement ce geste contient une double dynamique verticale et horizontale simultanément. Cette jonction des ressentis verticaux-horizontaux nous structure, alors même qu'en ouvrant notre défocalisation, elle nous fluidifie.
Dans le même temps, ce geste permet de toucher son corps, palper sa substance, sentir dans la paume de la main son souffle, les battements de son coeur, notre présence dans l'ici de l'incarnation. Alors qu'au même instant la vacuité ouvre nos perceptions tous azimuts.
L'apparition de l'infini, en un lieu fini d'existence, donne à ce lieu une tout autre perception de sa "finitude".
Fini-infini une seule et même conscience, une seule et même respiration.
Jointif par le vide
L'eau de la rivière qui s'écoule dans un creux manifeste deux rives, là où il n'y a qu'un seul territoire. Les mains jointes sont entrouvertes, un échantillon de vide s'écoule entre nos mains... Pourtant nous les ressentons comme jointives, reliées par ce vide. Deux mains, deux rives, une seule conscience.
Ce qu'éprouvent nos mains jointives, ce ressenti du jointif est irradié à toute notre présence, à la totalité du schéma existentiel. Alors la cible "là-bas" et le souffleur "ici" sont, comme nos deux mains jointes entrouvertes : un seul et même territoire.
"Ici/là-bas", une seule et même présence, une seule et même respiration.
Toujours dans le même espace d'attention, les yeux percevant le plus vaste possible... au centre, les mains jointes offrent le ressenti de la verticalité, et, dans le même temps, la vision de la sarbacane jusqu’à ses deux extrémités procure l'horizontalité.
"Verticalité/horizontalité", une seule et même présence, une seule et même respiration.
"Là-bas", au centre du monde,
la Cible.
"Ici", au centre du monde,
le Souffleur.
Afin que ces "deux centres du monde" ne fassent plus qu'un, plusieurs attitudes d'esprit sont possibles. Il serait vain de les détailler pour ceux qui n'en ont pas fait l'expérience.
Disons que la plupart consistent à trouver un centrage en soi-même mais, là aussi, différents types de centrages peuvent être expérimentés.
Nous verrons que le centrage induit dans la pratique de la Voie du Sarbacana est le résultat d'une parfaite coordination psychophysique entre nos latéralités : droite/gauche - haut/bas - devant/derrière - dedans/dehors - ici/là-bas... mais aussi objet/sujet - passé/futur... la réalisation du "juste milieu" par-delà nos dualités.
La sarbacane sortant de la bouche est naturellement dans l'axe de notre corps.
Ainsi, pour Sarbacana, viser avec son centre ne consiste pas à le pointer mais à l'ouvrir grand.
Ceci se manifeste aussi dans notre posture face à la cible. En effet, afin de développer l'assouplissement et l'intégration de notre bilatéralisation, nous réalisons nos volées de flèches (deux fois trois flèches, plus une) en présentant, alternativement, notre sarbacane comme un droitier puis comme un gaucher et c'est seulement la septième flèche qui est soufflée dans une posture présentant la totalité du corps parfaitement face à la cible.
La force de centrage qu'induit cette gymnastique cérébrale, la plénitude que procure la réalisation de cette bilatéralisation de la visée sont telles qu'il est surprenant que nombre des disciplines sportives de visées, tant à l'arc qu'avec des armes à feu ou frappes de balles, visent presque toujours en utilisant le même côté du corps. Cristallisant leur visée sur une moitié de leur présence. Se faisant borgne, amputant leur bilatéralité afin d'obtenir cette plus rapide centration que procure une focalisation obtenue par alignement unilatéral.
Si cette attitude peut se justifier dans l'urgence de la survie, par contre elle me semble absurde dans le cadre d'une discipline sportive d'épanouissement, où l'on doit pouvoir, tout au contraire, se réaliser en totalité.
"...Le golf, le tennis, le bowling, le base-ball et bien d'autres sports merveilleux utilisent principalement un seul côté du corps. C'est pourquoi ils détruisent sans aucun doute la symétrie du corps, si importante pour être en harmonie avec l'attraction naturelle de la terre... Cela ne signifie pas qu'il faille renoncer à ces activités, mais qu'elles devraient être équilibrées et complétées par un entraînement adéquat."
Dan Millman (champion du monde de trampoline, entraîneur au niveau international et professeur de golf. 1989)
LA 7ème flèche
Après avoir réalisé la première volée de trois flèches la sarbacane présentée comme un droitier, puis trois autres flèches comme un gaucher, le cycle du kata se boucle sur une septième flèche soufflée le corps parfaitement face à la cible. Dans cette posture totalement symétrique, la sarbacane qui sort de la bouche se trouve très exactement au milieu de notre bilatéralité, exactement dans l'axe vertical du corps. (Alors, plus que jamais, la sarbacane est ressentie comme un prolongement de soi.) L'exploration de cette présence axiale va être dynamisée par les deux informations antagonistes et simultanées que nous proposent nos mains: en effet pour maintenir la sarbacane par son extrémité, l'une de nos mains doit pousser vers le bas tandis que l'autre pousse vers le haut. Ce "modèle" de ressenti va être irradié à tout notre schéma corporel, de la base jusqu'au sommet de la tête.
"Pousser vers le ciel / pousser vers la terre", une seule et même conscience, une seule et même expiration.
La boucle formée par les deux bras et le plat du dessus de nos mains, renforcent la dynamique radiante du "phi".
Lorsque nous soufflons au coeur d'une méditation assise (Zazen), ou à genoux en "seïza" (fessier posé dans le creux des talons), nous utilisons essentiellement cette phase du kata.
Le ventre est relâché et tonique tout à la fois, inspirs et expirs ponctuent très exactement cette danse. Durant le kata, notre respiration est coordonnée et rythmée par les gestes du corps et de l'esprit. Les "places" des inspirations et des expirations et leurs articulations apparaissent d'elles-mêmes et d'évidence, dès que le corps et l'esprit cessent d'être dissociés.
Tous les aspects de la posture sont présents à la conscience, les parties immobiles du corps sont éclairées d'autant d'attention que les parties en mouvement.
Nous participons-assistons à tout ce qui bouge et, dans le même temps, assistons-participons de tout ce qui est immobile. Immobile et en mouvement, absolument au même instant.
Synthèse de volonté et d'abandon, méditation et action totalement liées, lâcher prise et prise de décision ne font plus qu'un.
Cela étant, l'espace de conscience de cette cérémonie du "jet-de-souffle" va concerner et impliquer ceux qui y assistent autant que le souffleur Sarbacana (Sarbacanaka).
Entièreté du kata, marcher vers la cible, extraire ses flèches de la cible, revenir vers le pas de tir. Tous ces actes sont aussi importants, aussi "ultimes" que le jet de souffle en lui-même. |